B.

Publié le par Missiou

B.

 

 

 

Longues barres HLM formant des chicanes, Francis ne voyait dans son quartier que des façades aveugles, comme autant de clapets à l’espoir. Il haïssait les rues aussi et tous ces gens imperméables, cette masse informe, les gens de B.

Banal dégoût des pauvres, mais lui se targuait d’en avoir fini avec l’humanisme.

Lui, nous l’appellerons Francis, ou Youssef, indistinctement. Né à B.

 

« Une petite journaliste comme vous devrait arriver à tirer quelque chose de ce type, il a dix-neuf ans, on a beaucoup parlé de son agression, un procès aura peut-être lieu. Je vous donne trois jours pour rédiger votre papier. » Le patron m’avait donné trois jours pour faire semblant de comprendre une vie. Expliquer comment le jeune homme au parcours ambitieux s’était fait rattraper par ses démons. C’est comme ça que je dois écrire pour l’article. Un grand hebdomadaire, un gros tirage.

Est-ce que l’on peut ne pas être rattrapé par ses démons ? Je parle de Francis, pas du journal.

*

Faudra-t-il que j’explique ma peur lorsque le premier soir j’ai fait à pied le chemin qui sépare la gare du pavillon de Francis ? Est-ce parce que je suis une femme, ou une journaliste ? Jamais dans la capitale je n’ai été terrifiée à ce point. Est-ce parce que j’écoute la télévision et que je lis les journaux, ce qu’ils écrivent sur B., ou les autres villes à problèmes ?

Je me souviens du premier rendez-vous, j’attendais qu’ils ouvrent. Ils étaient prêts à tout me dire. Les grillages, les trottoirs, tout me semblait hostile ; les nains de jardin avaient l’air hypocrite.

A ce moment-là, je croyais vraiment à ce qu’on m’avait dit : “à B, il faut des yeux dans le dos pour éviter les poignards”.

Sa mère était touchante. Ils avaient quitté leur HLM pour ce pavillon de banlieue, semblable à tant d’autres qui ne laisseraient pas un souvenir impérissable du nom de leur architecte, et elle avait fait encadrer la reproduction d’un tableau de Monet découpée sur le couvercle d’une boîte de chocolats. Elle aimait les impressionnistes, “pas comme Picasso, eux, au moins, c’est vraiment beau”. Elle avait gardé son caractère ingénu. L’enfant serait élevé correctement, s’était-elle dit, elle hésitait entre Francis et Youssef pour le prénom.

Depuis, il était né. Ce soir encore, elle attendait son mari, avec moi qui voulais mon article, elle était toute retournée. Elle m’avait dit le grand espoir de leur vie, enfin réalisé, pendant vingt ans ils avaient attendu que son mari devienne artisan. “Maintenant il passe sa vie au travail mais nous sommes tellement heureux qu’il soit à son compte”. En cessant d’être une zonarde, elle n’était devenue qu’une déclassée. Il aurait dû être rentré déjà. Elle ne s’impatientait plus quand il avait du retard. Après tout, il est artisan. Elle se souvenait de la première fois, combien de fois aurait-elle encore à l’attendre ? Probablement avait-il été attaqué. Ou renversé par une voiture. Ou bien une bombe dans le métro. Une agression, c’était sûrement une agression. Imaginer le pire. Et il était arrivé. Elle restait furieuse. Elle était déçue de le voir rentrer en retard pour une raison banale, elle n’avait pas vraiment eu peur pour lui : elle aurait aimé le voir mourir dans des circonstances grandioses. Elle m’avait répété sa grande leçon pour Youssef : ne jamais être un petit.

Je lui avais dit : “oui l’appartement est joli, les meubles magnifiques”. Elle mentait, les meubles en merisier qu’elle prétendait avoir acheté vingt-mille francs, chacun pouvait les voir en promotion à cinq mille sur les affiches. Et ce n’était pas vraiment du merisier.

Son père m’expliqua que Francis avait tout pour réussir. Réussir quoi ? Vous en avez de bonnes, s’en sortir, comme les joueurs de football. C’était un meneur dans la classe. C’est quoi un meneur d’hommes ? C’est commander. Il se souvenait de cette discussion. On ne réussit pas avec les autres. On réussit grâce à eux en les trompant. C’est ce que la vie lui avait appris. Maintenant, après l’agression, évidemment, c’était plus dur.

Youssef me raconta qu’au moment où il était passé sous le hall, il avait compris. Ils regardaient de loin, comme s’ils n’avaient pas regardé, mais personne n’avait bougé, ça ne l’étonnait pas. Il se souvenait d’avoir reconnu les deux bourges, et le gardien des commerces.

**

Les deux bourges confirmèrent le lendemain, ils étaient employés dans la même banque. Effectivement quand il s’est pris la trempe, tout le monde avait pensé que c’était juste. “Nous aussi. Pourquoi se faire trouer la peau pour un dealer ?”

Son ancien ami me précisa qu’il n’était pas vraiment un dealer. Il était seulement prêt à tout pour s’en sortir. Quand il avait besoin de décompresser, il fumait. Il était fier de vendre ici et d’être reçu à la Capitale. Le même bonhomme avait deux visages. Pour le quartier, il n’avait été qu’un pourri, tout le monde voyait dans son jeu. Il avait voulu s’improviser député. Il n’avait pas réussi, c’était plutôt rassurant.

Le gardien des commerces, chacun l’appelait l’Arabe. Il aurait préféré qu’on le surnomme le Français, ce n’était pas tout à fait n’importe qui. Il ne comprenait pas pourquoi ils ne lui attribuaient pas de logement. “Ce sont les rmistes qui prennent tout.” Lui il pouvait payer, il avait toujours 5000 francs en liquide sur lui, au cas où. Il me parlait du petit arnaqueur, on pensait que c’était une fille qui lui avait fait ça mais il était sûr que c’était un voyou. “Non, une fille, ça ne fait pas ces saloperies.” Il me tutoyait, mais il tutoyait tout le monde.

 

C’était pourtant bien une fille qui avait fait le coup. Ils lui en voulaient parce qu’il n’était pas comme eux. Ce que m’avait dit son père. Le procès lui ferait de la publicité. Il me confiait les coulisses de son histoire. L’article serait du meilleur effet avant que le tribunal ne se prononce. “Certains prétendent que l’argent est le nerf de la guerre, mais c’est la communication. Qui sait, c’est peut-être ma résurrection ?” Son agression aurait dû passer inaperçue, il n’avait pas ménagé ses efforts pour qu’on parle de lui sur toutes les chaînes. Et le procès allait être son grand show. Il croyait avoir trouvé seul ces banalités. Il regardait la société de haut, avait des jugements sur tout et il croyait avoir découvert que les gens se parlaient sans s’écouter. Sa moue exhalait toute sa suffisance, comme si le mépris était une marque de supériorité.

 

Mon enquête s’annonçait difficile et je voyais finir la deuxième journée avec inquiétude. J’étais venue voir l’Incarnation des Victimes de la Violence en Banlieue et je comprenais presque, déjà, le geste des agresseurs.

 

Je dois commencer par son adolescence, les lecteurs aimeront.

Youssef n’était pas différent de ses camarades de classe, plus impatient mais aussi prétentieux et complexé. Il semblait plus sociable, aimait surtout être entouré. Cet été-là, il avait seize ans. Et il pensait savoir l’essentiel sur ce que l’on appelle la vie. Tout le monde s’accordait à reconnaître qu’un partie de l’essentiel était le sexe. Le rite était connu. Les lycéens s’accouplent traditionnellement à la fin de l’année scolaire. Les spécialistes y verront une carence de loisirs dans les quartiers. Elle n’était pas différente des autres. Plus souriante, peut-être ; suivant la mode, c’est-à-dire s’habillant comme toutes les filles. La mode était aux bodies distinguant nettement les formes charnues, moulants dit-on. Minijupe, lycra, cuir, pointes des seins tendues, la chair prête à exploser sous la tenue étriquée, Dalila ressemblait à un refrain qui passe sur toutes les radios. La société donne des femmes une image si dégradée que nous en venons à penser qu’il suffit d’être belles.

Il l’appela, l’invita au cinéma. Le soir, ils couchaient ensemble. Il avait eu de la chance pour la chambre, un copain lui avait prêtée, pour le coup. Vous avez remarqué la fonction sexuelle d’une invitation au cinéma ? Sa peau était grasse et l’odeur de l’escalier ne le quittait plus. Un peu de chaleur, un instant d’oubli. Il avait couché, il ne s’en vanterait pas, c’était raté. Il n’avait jamais aimé auparavant, ni elle. Ces nappes de sang quand... et le sentiment d’inutilité, il n’avait pas plu, elle ne l’avait pas aimé au moment où...

Il s’en vanterait peut-être d’ailleurs. Quand il était rentré après avoir découché, ses parents l’avaient regardé avec tendresse, pas de question, il ferait maintenant toujours preuve de la même audace.

Elle ne lui en voudrait pas. Il l’avait trouvée jolie, elle le savait. Il ne l’avait pas poussée à tomber amoureuse en vérité. Francis était comme ça, pouvait pas penser à deux en même temps. Donc seulement à lui. “Ne t’en fais pas, les médiocres, la vie s’en charge”, disait Elsa. Depuis, pourtant, il avait eu une sacrée belle vie. Dans la Capitale, avec des amis pleins aux as.

***

De la Capitale, c’était la concierge dont se rappelait Francis. “Pas concierge, gardienne !” Il l’avait admirée pour sa réponse. Comment peut-on dire cela sans être ridicule ? Elle y tenait. Il se rappelait de son air méprisant quand elle avait appris que le nouvel ami des Petits venait de B. Cet air méprisant et magnifique de la concierge portugaise qui faisait des ménages au noir pour payer sa maison de campagne. Il rêvait de l’écraser. Comme des coqs se battent pour des spectateurs amusés.

La domestique de ses amis de la Capitale me confirma qu’il était fier de venir à la Capitale, “là où tout se fait et se défait”, il disait. Il aurait vendu sa mère pour vivre ici. “Bien sûr, c’est un investissement humain.” Les enfants aimaient son cynisme. Elle lui avait sans doute plu quand il l’avait vue. Regard traversant. Yeux ardents. Longs cils noirs. Une minceur d’ascète. Les cheveux longs à peine ondulés. La peau mate. Il n’avait sûrement pas pu empêcher son regard d’être attiré par le relief du maillot, et ces cheveux longs qui suivaient la forme des seins. Personne n’a jamais pu empêcher un regard, pas vrai ? Mais elle était domestique, c’est ce qu’il avait dû se dire. “L’amour est une parade sociale. Pas le moment de se laisser aller.” Elle avait le physique mais il lui fallait quelqu’un de plus haut.

 

Le train s’éloignait de la Capitale pour retourner à B. J’accompagnais Youssef. Tous les soirs, il reculait de neuf kilomètres : B. Au-dessous, des bureaux, un immeuble, un entrepôt, un centre de tri, une entreprise et puis en arrivant à B. un immeuble, rien, rien, un immeuble un immeuble, ah une entreprise, une usine désaffectée.

- Maman, y’a des chiens en Afrique ?

- Non, Awa, pas des comme ici.

- Des comment ?

- Des pas propres, qu’on tue.

- J’aime mieux ici avec Milou, répondit la petite.

Les discussions ambiantes l’agaçaient, quitter B. serait sa vraie naissance. Pour vivre dans la Capitale.

Des poutrelles aussi, vertes, bleues, toutes brillantes de neuf. C’était pour Eole, Eole c’est la nouvelle ligne construite pour leur avenir. Construite par l’Etat et la Région. Pour leur avenir.

L’homme en face de lui restait debout, la trentaine mais déjà l’air abattu. Son pantalon d’une toile grossière était trop court, un beau feu de plancher. Pas besoin d’aller chercher bien loin, encore un pauvre. Une odeur de friture flottait derrière lui.

Les paires de rail du chemin de fer couraient vers l’infini, se croisaient, décroissaient, ne s’arrêtaient jamais. De chaque côté, deux ou trois paires de rails, deux ou trois bâtisses. Tout horizontal. Les fils électriques en haut, en bas leur miroir de rails. Comme sur une maquette les miniatures. Les poteaux verticaux, des cassures dans le ciel.

Dans le wagon, un vieil homme, noir et ses cheveux crépus blancs, les yeux rieurs, sa barbe le faisait ressembler à un père Noël d’Afrique. A côté, M’am, le visage contracté à moins que ce ne fût un sourire. On aurait dit le bonheur. Comment peut-on être heureux en revenant à B. ? Une femme devait aussi trouver cela étrange, elle avait un visage épais, les regardait du coin de l’œil sous de lourdes paupières. Francis reconnaissait ce regard de surprise, crainte, curiosité malsaine. Il se sentait attiré par cette observatrice, aussi extérieure que lui.

Ce n’était que des visages pâles, les traits tirés ; même les noirs, on voyait qu’ils ne bronzaient plus depuis longtemps. Il avait besoin de voir des visages bronzés. Les visages de la Capitale respiraient la santé et les vacances aux sports d’hiver.

Les voyageurs mimaient l’impassibilité face à la dizaine de jeunes qui se traitaient de “bâtards” et de “mythos”. Parfois le frisson d’un œil trahissait l’inquiétude. Cheveux courts ou rasés, blouson, casquette : un archétype. Et encore ils n’étaient pas drogués...

B., pour lui, serait toujours l’image de cette fille, à la descente du train, mieux que ravissante. Il attendait son 341, que chacun appelait sans jeu de mots, le “trois catins”. Il la regarda discrètement. Elle mâchait un chewing-gum, la bouche ouverte. Grande dame et fille de rien. “L’adorable odeur des parfums sans finesse à dix-sept trente chez Tati”, lui avais-je demandé en souriant. Il n’aimait pas.

De sous son parapluie il discernait les explosions minuscules des gouttes heurtant le sol asphalté déjà mouillé, de petits éclats, alors que les pointillés de pluie étaient par moment invisibles. Ce n’était pour lui que de la pluie, de la pluie sur une ville qui ne méritait pas mieux.

****

Le quotidien, une épopée. Trop poétique comme titre de l’article, surtout pour ce sujet, un univers hors de portée, un autre monde, une civilisation cachée, rangée dans la même case de notre cerveau que les trous noirs intergalactiques. Comme les films que l’on regarde pour se faire peur. Les seringues des toxicos dans les escaliers, pas de boulot, les armes à feu, les BMW volées, la descente d’une autre bande d’une autre cité, et un fait divers, le mari qui boit, qui a voulu frapper, empêché de le faire. Une enfant de 13 ans tue son père «accidentellement» parce qu’il se disputait avec son épouse. C’était il y a déjà six ans. Le speaker demanda :

- Et comment a-t-elle donc pu, cette frêle enfant devenir un monstre ? Madame le député, vous pensez vraiment que seule la répression peut résoudre cela ?

- Je pense qu’il faut parer au plus pressé.

Il ne lui a pas demandé pourquoi elle était pressée, la députée, avant les élections.

Ce fut peut-être à cette occasion. Youssef s’était décidé : il pouvait faire aussi bien. Mais la place serait pour lui. Plus crédible que ce soit lui qui demande la prison pour une gamine de B.

Des bandes nouvelles semblaient apparaître, cassaient de plus en plus et les gens de B. partaient au même rythme, boat-people de tous les B. de France. Les jeunes venaient peut-être en secret, la nuit. En tout cas on les croyait encore absents la veille. Un vieil Arabe du quartier, sociologue, prétendait que les habitants mettaient sur le dos des jeunes extérieurs ce qu’ils faisaient eux-mêmes sans s’en rendre compte.

 

Marie ne laissa aucun doute sur ses sentiments, le Francis-Youssef, elle ne l’aimait pas. D’ailleurs elle n’aimait plus personne. “Moi, vous ne croyez pas que j’ai assez de problèmes pour faire tout un article ? Personne ne m’a aidée, lui non plus, voilà. Vous ne pourriez pas trouver un petit travail à ma fille ? Le juge aussi est contre moi, l’assistante sociale est une feignante, et la police s’en fout. Mon propriétaire veut m’expulser, il dit que je sème la panique dans le quartier. Je suis la victime ou pas, bordel ?” Julie, la fille de Marie se prostituait, c’était arrivé de façon bizarre. Et puis elle avait continué. Elle avait voulu se suicider. Plusieurs fois. Elle se droguait sûrement. Comment vivre avec ça ? Julie essaierait encore, sûr. Et Marie ne savait pas quoi faire. On l’appelait une mère démissionnaire. Elle jouait au Tiercé, 500 francs par semaine, presque la totalité du petit rien dont elle disposait. Les gens ne comprennent pas, c’est l’argent des allocs. 500 francs par semaine comme seul espoir d’une vie meilleure, ils ne comprennent pas combien c’est peu. Le commissaire n’était pas sûr que la mère soit au courant de tout. Sa fille serait victime d’un garçon de L. qui serait l’ancien amant de sa mère mais qui n’a que 17 ans. La vie avait pris des chemins tortueux pour Julie. Elle déplaçait par moment du bout des doigts les cheveux qui lui tombaient sur les yeux. ça la gênait mais ses copines lui avaient dit “puissant ta nouvelle coiffure” et elle s’accommodait d’une petite gêne. Elle disait n’avoir aucun problème. Cela n’expliquait pas pourquoi elle l’avait agressé.

 

D’après lui, quelqu’un avait demandé aux Streums de le faire. En tout cas, Julie était avec les Streums, la police l’avait interrogée. Un heure plus tard, elle était dehors. Elle se moquait de la mort, qu’avait-elle à perdre ? Quand elle sortait du petit périmètre de son quartier, elle n’était plus à l’aise, elle sentait les regards des autres, devinait. Un coup d’œil sur sa casquette, son blouson, sa démarche. Voilà, elle n’était plus chez elle. Elle les insultait parfois. Après tout, c’était une Streum. Ils avaient peint leur graph avec du tip-exx sur chacun de leur blouson. Cela faisait longtemps qu’elle avait appris qu’il n’y avait pas d’avenir. A l’école sûrement. Depuis l’âge de 8 ou 10 ans, elle attendait que ça cesse. Elle n’existait plus, il n’y avait plus aucune frontière entre le groupe et elle - seul existait le paraître - elle n’était plus rien ; même dans le groupe, perdue dans un dédale de plaisanteries qui ne l’amusaient plus, d’amoureux qu’elle n’aimait pas. Au fond, tout au fond, elle sentait une grande lassitude, comme une face d’elle-même qu’elle se cachait. Seule la mort donnerait un sens à sa vie : quelque chose manquerait, elle ; on se rendrait bien compte alors qu’elle avait quand même existé. En attendant elle ne perdait pas son temps. La vie est courte. Elle faisait des rodéos en bande ou avec la police. C’était mieux que de se morfondre. Les Streums étaient comme la mauvaise conscience de B. Ils ne supportaient pas ceux qui donnaient l’impression d’habiter ailleurs. Tout le monde savait que les Streums étaient de B.

- Ah, B. ! J’y laisserais pas aller ma fille !

- Et moi donc, il paraît qu’ils balancent leurs poubelles par les fenêtres pour ne pas les porter en bas ! C’est la jungle, ou la prison plutôt ; d’ailleurs, ils y vont souvent.

 

Sa voisine de pavillon à B. me raconta qu’elle devait huit briques. “Quat’vingt mille francs. Vui bik. La proprétaire voulait tout : la maison et les sous.” Et Youssef, s’en souvenait-elle ? “C’qui, Y’ssef ? Le petit monsieur d’à côté.” Comment aurait-elle pu l’intéresser ? Deux enfants, laide et endettée. Il s’était même sûrement forcé pour s’adresser à elle. “Ze voudrais un’ grande maison à la montane pou aller vek mes filles. Paraît que la fi’ l’a pesk tué. Ca s’ait te’ment bien un’ maison à la montane.”

En sortant, j’avais rencontré par hasard la militante, elle avait habité au-dessus de chez eux, du temps où ils étaient dans la cité. Elle s’occupait de la défense des locataires. “Je connais un peu tout le monde, oui.” Elle avait la phobie des cafards, quand d’autres s’y font, comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, comme un sursaut. Elle pensait que c’était toujours la même histoire, un pauvre gosse qui n’est pas devenu quelqu’un de bien. Dans la rue, elle savait ce que signifiaient leurs sourires. Ils la prenaient pour une imbécile : elle faisait partie des rêveurs qui croient qu’on peut changer les choses. Elle le connaissait, le petit Francis : lui, ça le faisait bien rire. “Les enfants qui rêvent prennent de la drogue ou de la bière. Leurs rêves sont tristes comme une Alfa Roméo, du Printil contre la transpiration ou l’aux mobile roquet 88. De pauvres rêves pour faire rêver les pauvres.”

Son espoir était différent. Elle se battait pour voir le quartier s’améliorer, il voulait devenir quelqu’un d’important ; il rêvait d’une grosse voiture et d’un chauffeur, elle d’une réhabilitation. J’étais surprise de découvrir que des gens semblables existaient encore. Comme elle. Des gens comme lui, j’en avais déjà rencontré.

 

Quand Clarisse l’avait vu, elle ne l’avait pas remarqué. Un peu trop sûr de lui pour son âge, prenant la pose en riant à gorge déployée comme écrivent les romanciers. Il était venu la voir ensuite. Tous disaient de Clarisse qu’elle n’était pas difficile. Elle s’énamourait facilement. Je l’ai rencontrée, sans évoquer sa réputation. Sa poitrine sphérique sphérique, singulièrement, toute ronde et bien ferme comme des ballons trop gonflés, très relevée, pas de marque de soutien-gorge. La jeunesse de ses formes laissait imaginer un désir pur, un fantasme neuf. Tout le monde ne savait pas qu’elle avait aimé chaque homme de sa vie.

Il passait quelquefois la voir, contente et gênée, elle coucha. Il l’avait eue, ne restait plus qu’à le faire savoir, ce fut fait en quelques jours. Elle en avait connu beaucoup d’autres mais qui la respectaient au début. Celui-là, de la Capitale, elle regretta de ne pas lui avoir préféré les rustres de B.

*****

A l’école ça n’avait pas toujours été bien pour Youssef ; sa mère voulait qu’il réussisse. Il trouvait ça un peu long. Qui eût dit qu’il aurait le bac ? Il l’avait eu mais les professeurs se souvenaient de celui qu’ils appelaient « l’Individu » d’un air moqueur. Son professeur de français se souvenait qu’il était prêt à tous les coups pour y arriver. C’était un élève suffisamment brillant pour ne jamais aller trop loin mais pas assez pour remettre en cause sa prétention. Il avait le sens des formules, le prof, et il le montrait. L’ancien délégué d’élèves de sa classe y pensa quelques secondes : “Prêt à tout ? C’est une bonne définition. Vous avez vu ces films américains où un ambitieux aux dents blanches rit devant un piège qui se referme sur sa victime ? C’est à cela que je pense quand je me rappelle Francis.” Son  professeur d’histoire n’en pouvait plus. Un élève était arrivé sans s’être rasé. Sans s’en rendre compte, il avait été choqué par cette barbe - ils devraient l’interdire comme la drogue. Cette virilité affichée, la force de frappe de son public autrefois attendrissant. Il m’avait demandé, presque suppliant : “Y a-t-il des Français dans mes cours ? J’en peux plus des jeunes et des Arabes.” Depuis une semaine, tous ses rêves se ressemblaient : des seringues pleines de poudre blanche, barbues, cherchaient à l’égorger, elles portaient le foulard islamique - le jeunes disent « hidjab ». Il ne se souvenait plus de Francis.

 

Il avait même rendu visite à trois vieilles qui consacraient leurs après-midi à d’innocents bavardages. Il essayait de connaître tout le monde dans le quartier. Il rendait des visites aux uns et aux autres. Pour se faire voir. Elles lui avaient demandé “quand i’z’ allaient rectifier la rue.

- Si je suis élu...”

Il disait toujours ça : “j’obtiendrai ceci, je ferai cela”. Quand il avait du mal à le glisser, il s’ennuyait.

Il m’avoua qu’il fallait les attraper avec du miel, des caresses. Il prendrait appui sur leurs mains, leurs épaules, leurs têtes pour se hisser au niveau des plus grands. “A quoi serviraient sinon ces pauvres mains, ces épaules molles, ces têtes vides ?” Francis ne se demandait pas s’il servirait à quelque chose, lui.

 

Francis avait vécu dans le train une anecdote dont il se souviendrait toujours. Un accident grave de voyageur nous oblige à nous arrêter quelques instants. Nous vous prions de nous en excuser.

- Mais qu’est-ce qu’ils ont toujours à se foutre en l’air quand je suis pressé ?

- Que fait la SNCF ?

Il se sentait bien dans leurs propos. Il aurait pu les raisonner. Eh bien, il ne raisonnerait plus jamais personne. Il serait aussi mauvais qu’eux. Ce serait son originalité. Son ton était confiant : “il faudrait leur réserver des heures creuses pour les suicides.”

Les autres riaient en approuvant.

Son ancien ami lui avait dit qu’ils n’avaient pas besoin de lui pour être malheureux. C’était le jour où ils s’étaient fâchés.

******

La concierge des HLM était un vrai boxer, la soixantaine, petite et grosse, la mâchoire du bas avancée, elle avait vu le Francis se faire ratiboiser ; mais pensait qu’ils devaient régler leurs affaires entre eux. “Avant 18 ans, c’est tous la même racaille.” D’ailleurs le policier lui avait bien dit. “Il suffit de regarder la Julie, encore un beau phénomène, celle-là, et pourtant, elle était pas Arabe, on se demande c’qu’iz’on dans le cul, tout d’même à c’t âge-là.” En tout cas, ça lui faisait plaisir de parler à une autre française. “Ils sont tellement nombreux que je ne peux pas être raciste.” Elle n’osait pas, disait-elle.

Le fromager me confia qu’il était difficile de vendre du fromage dans un quartier pauvre comme celui-ci. Il connaissait le petit Francis et le trouvait gentil. Il trouvait tout le monde gentil, voyant en chacun un client potentiel, et tous ses clients étaient gentils. Il ne s’arrêtait plus, les mots semblaient se courir les uns après les autres, se précipiter dehors, peut-être pour m’endormir. Ils ressemblaient aux feuilles sèches de cet automne, poussées par le vent. Il avait déjà traité le cas de la princesse Diana, la visite du Président en Pologne et les inondations, volontaires d’après lui, en Normandie. Sans doute un brave homme.

 

Je rendis une autre visite à l’ancien ami de Francis. En bas, un bruit de tambourin, de petites lamelles de métal qui clinquent : une petite fille seule, avec des patins à roulettes. Lui, c’était le contraire : B. lui plaisait, plus vivant, peut-être qu’il s’en lasserait mais pour l’instant il aimait le bruit des enfants dans la rue. “Ici les gens se connaissent et se parlent. J’étais enfant, nous passions par B. pour aller dans le pavillon d’un collègue de papa. Il nous raccompagnait. Tiens la racaille est à la maison, il n’y a personne dans les rues ce soir. Il appelait cette cité “la barre à merdes”. Je ne sais même pas ce que je pourrais lui dire maintenant. Il dirait sûrement que je suis l’exception. Qui confirme la règle. Il ne connaît que moi. “

Je lui demandai de me raconter une anecdote supplémentaire sur Francis. Dalila habitait à L. Venir à B. était risqué depuis la bagarre. La police pensait que c’était la drogue mais pas cette fois. La police pense toujours que c’est la drogue quand il y a des jeunes des cités, elle ne peut pas imaginer un crime passionnel, une vengeance, une histoire d’honneur ou d’amour. Une bande de L. s’était battue avec un de B. qui était venu tirer des coups de carabine en moto à L. Et Dalila, de L., sortait avec un gars de B. C’était risqué. Heureusement que ceux de L. ne voyaient jamais ceux de B. Heureusement.

- Oui, Youssef, au début a été jaloux, il m’a dit que je prenais ses restes et puis il est retourné à ses affaires. Le lendemain, ça ne le gênait plus. Les autres et l’amour ne l’intéressaient pas.

*******

Francis m’avoua sans détour qu’il ne supportait plus les pauvres.

- Parce qu’ils te ressemblent ?

- Non, ils sont misérables, perdus entre leur journal à scandales, leur vie sans intérêt et les problèmes où ils se noient.

Ils ne pouvaient pas le comprendre. Ils ne pouvaient pas lui ressembler, leur vie n’avait rien à voir avec la sienne. Nous étions attablés à un café. A côté, un homme finissait son premier ricard, rendu  bavard il expliquait comment il avait réussi à voler des tuyaux à son patron qui ne le payait pas de toute façon. Ses voisins riaient bien, l’histoire était rocambolesque, il leur faudrait bien encore deux ricards pour qu’elle soit achevée. Le voleur de tuyau avait des chaussures, sans doute marron, recouvertes d’une poussière blanche et par endroit de gouttes de plâtre séché.

Francis les appelait Boissansoifs, l’habitude de juger pour s’acquitter soi-même.

 

Chez ses amis de la Capitale, les parents étaient réticents.

- Un article ? mais sans les noms...

Après ce qui avait été connu, la drogue, et puis il était de B. Ils pensaient que cela ne pouvait que lui faire du bien de côtoyer les Petits. Il n’était pas foncièrement méchant.

- Enfin, chérie, la drogue tout de même...

- De toute façon connaître des gens de la Capitale, étudier, il avait vraisemblablement suscité des jalousies qui s’étaient retournées contre lui. Il était serviable. Un jour, l’écran de télévision restait sourd à nos injonctions. Il regarde, le poste était débranché. Nous avons bien ri, tu te souviens, chéri ? Les Petits l’avait connu à la Faculté. C’était un étudiant d’une intelligence supérieure à la moyenne. Il en avait bien besoin pour combler les lacunes de son milieu. C’est tellement mieux d’avoir une famille ouverte à la discussion, intelligente, qui s’exprime avec calme et précision.

Elle plaignait ces pauvres gens de B., et m’autorisait à l’écrire, “les plaindre d’ailleurs c’est charitable”. Elle souriait.

 

Je terminais l’article quand les Petits lui donnèrent rendez-vous. Dans la Capitale. Il avait pris les transports et était parvenu à être ponctuel, 15H00 précisément. Ils étaient tous arrivés en retard et en voiture. Le film était parfait, très drôle, on y voyait des jeunes sans travail. Leur langage, leurs vêtements, et même des combats avec la police. Pittoresque. Youssef avait été le héros après la projection. Discussion au café, il n’en pouvait plus, que pensait-il de l’installation d’un supermarché dans une cité ? “Les pauvres vont y dépenser leur peu d’argent.” Et l’aide aux quartiers difficiles ? “elle pousse les habitants à se contenter de leur environnement fait de promiscuité...” Ils étaient très intéressés : un article avait évoqué B. dans The Giornale des Intelectuales. Le titre du grand quotidien se voulait un mélange de plusieurs langues, eh oui, on essaie de faire l’Europe à notre niveau. Le ridicule parfois peut excuser de grandes causes. Francis ne critiquait pas l’article : on ne discute pas une opinion de The G.I. Oui, il aimait le sensationnalisme des articles : délinquants partout, le Mal, les rites maffieux. Il en rajoutait et tous le croyaient, comme s’ils voyaient de leurs propres yeux ces animaux surprenants vivant en liberté à quelques mètres en répétant : “C’est fou, quand même”. Oui, c’était fou, quand même.

Youssef était mal à l’aise, ils l’observaient. Il avait cru être des leurs, l’imbécile. Il avait même remarqué cette fille à la peau unie et lisse, légèrement pâle, les traits délicats, les cheveux courts teints en blond malgré des sourcils noirs nettement dessinés, un visage qu’il prenait pour celui d’un ange et qui était poupin. Il ne pouvait imaginer qu’elle soit là, faisant tant d’efforts pour s’intéresser à lui, sans l’aimer. On peut s’intéresser aux rhinocéros sans les aimer. Il était revenu troublé, ce soir-là.

Dans le canal coulait une huile verte sale, une mélasse qui avait selon toute vraisemblance été de l’eau.

A l’entrée de la cité, il n’avait même pas jeté un coup d’œil au panneau publicitaire qui l’avait fait rire la première fois Vous entrez sur les terres du clan... Il avait oublié la marque de Whisky, il aurait bien mis une pancarte annonçant l’entrée dans le clan de l’échec, pourquoi ne pas organiser des visites ?

Il ne pouvait s’empêcher de revenir à la soirée. L’humiliation s’effaçait puis tout revenait, intact. Il suffisait de se rappeler ce visage.

 

Je compris dès que les Petits me racontèrent qu’ils l’avaient présenté à leurs amis. Comme il est insignifiant pourtant d’écrire que sa vie n’avait plus de sens. Les comptes étaient faciles à faire. Ses études étaient médiocres et il n’avait pas non plus réussi à B. Le procès n’aurait pas lieu, son histoire n’intéressait personne et les télés étaient vite reparties. Il avait fait la une d’un journal de midi sur la chaîne régionale. Il disparaîtrait, grandiose, une chute symbolique, de très haut. Il croisa quelques uns de ces galériens qui étaient pour lui la lèpre des halls d’immeubles. Un jeune homme est décédé hier après avoir sauté du treizième étage d’une tour de la rue Arturo Ripstein. Le graffiti qu’il a laissé ne permet pas de faire toute la lumière sur les raisons de son geste : « Je ne serai jamais de B. ».

Sans doute avait-il compris qu’il était irrémédiablement de B.

B., ce n’était pas la banlieue ; c’était la conscience d’appartenir à ceux d’en bas. Qu’on le veuille ou non.

L’affaire ne connut pas de publicité, mon chef renonça à l’article.

Publié dans Prose

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